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Cindy s’habilla dans la salle Équipements, puis s’engouffra dans l’ascenseur, vêtue de son uniforme d’Air Éole. Elle sortit du placard et emprunta le couloir, son sac à dos sur l’épaule. Tout ce qui s’était passé durant la journée lui trottait dans la tête. Néanmoins, son entraînement d’agent secret lui avait appris à demeurer vigilante.
Elle ne flaira pas le moindre danger à son arrivée à Dorval. Pourtant, il était bien présent. Devant l’aéroport, une limousine noire venait de s’arrêter. Le passager qui en descendit était si repoussant que les voyageurs qui flânaient sur le trottoir choisirent d’aller attendre la navette ailleurs.
Seth huma l’air, comme s’il traquait ses victimes par leur odeur. Il examina l’affiche accrochée au-dessus de lui. On y mentionnait différentes compagnies aériennes, Un nom l’intrigua ; Air Éole. Comme un chien de chasse ayant flairé une piste, il baissa la tête et marcha vers la porte.
Cindy venait d’arriver au comptoir où l’employée dont elle prenait la relève remettait un billet à un client. Elle s’apprêtait à contourner les convoyeurs lorsqu’un inconnu lui bloqua la route. En conservant son calme, elle allait lui rappeler que seuls les employés avaient le droit de circuler derrière les comptoirs, lorsqu’elle reconnut ce visage aux traits méditerranéens.
— Vous ! s’exclama-t-elle, fâchée.
Le mystérieux O ne prit même pas la peine de se justifier. Ses yeux étaient chargés de terreur.
— Fuyez ! la somma-t-il.
— Pourquoi ?
— Faites ce que je vous dis !
Puisqu’elle refusait de bouger, O la poussa sous un comptoir et l’emprisonna dans ses bras, juste au moment où Seth traversait la file des clients d’Air Éole. Cindy se débattit en vain. La prise de son assaillant était solide. Elle mordit la main posée sur sa bouche, O la libéra.
Furieuse, la jeune femme bondit sur ses pieds et se retourna pour lui dire sa façon de penser. Il n’était plus là ! À moins de s’être enfoncé dans le plancher de béton, il ne pouvait pas s’être enfui en une seconde à peine ! Elle tourna plusieurs fois sur elle-même sans l’apercevoir. Elle ne vit pas non plus la silhouette sombre de Seth qui avait poursuivi son chemin.
Cindy baissa les yeux vers ses vêtements. Ils étaient tout froissés. Sa collègue de travail s’empressa de venir à son aide.
— Que t’est-il arrivé ? s’énerva-t-elle.
— J’ai failli être enlevée ! s’écria Cindy en feignant la terreur.
Sa collègue la ramena au comptoir d’Air Éole et la fit asseoir sur le tabouret pendant qu’elle communiquait avec leur patron. Cindy s’éventa avec une enveloppe de billet vide. Comment O avait-il réussi à s’enfuir ?
Cet incident incita Cédric à renforcer la sécurité autour de la base souterraine de Montréal. L’intangible personnage, qui signait ses messages avec du sang humain, retrouvait ses agents avec une facilité déconcertante et disparaissait de façon mystérieuse. Le chef choisit donc lui-même l’emplacement du nouvel appartement de Cindy, sans en parler à personne, La jeune femme y fut même conduite en secret, à la fin de la journée.
Cindy remercia son escorte et tourna la clé dans la serrure. « Du déjà-vu », s’amusa-t-elle en contemplant les boîtes empilées partout. « Peut-être qu’il serait préférable que je ne les déballe pas… » Elle en retourna quelques-unes pour lire ce qui était écrit dessus et trouva celle de la cuisine. Il lui fallait au moins une assiette et une fourchette pour manger le repas qu’elle avait acheté en se rendant à son immeuble.
Elle avait à peine dégagé la vaisselle qu’elle entendit un curieux frottement. Elle s’immobilisa, tous ses sens aux aguets. Immobile, elle scruta les fenêtres une à une, puis porta son regard sur la porte. On y avait glissé une note ! Elle laissa tomber l’ustensile de cuisine qu’elle tenait à la main et fonça.
Sans prendre le temps de ramasser le morceau de papier, elle ouvrit brusquement la porte. Le couloir était désert ! Elle courut à l’ascenseur, mais le voyant de position indiquait qu’il se trouvait au niveau du hall d’entrée. L’auteur du message avait sans doute pris la fuite par l’escalier de secours. Cindy s’y précipita et tendit l’oreille : pas un bruit.
« Mais comment est-ce possible ? s’étonna-t-elle. Personne ne court aussi vite ! »
Elle retourna dans l’appartement et ramassa la feuille pliée en deux. Elle l’ouvrit et trouva ces mots :
PARTEZ MAINTENANT ! - O.
N’écoutant que son instinct, Cindy ne ramassa que son sac à dos. Elle abaissa le levier d’urgence dans le couloir et fonça dans l’escalier. Elle eut à peine le temps de mettre le pied dehors qu’une violente explosion secouait l’immeuble. Elle courut jusqu’au trottoir en se protégeant la tête et se retourna. Plusieurs étages au-dessus d’elle, des flammes jaillissaient par les fenêtres cassées.
Ébranlée, la jeune femme tomba sur ses genoux. C’était la première fois qu’elle frôlait la mort de si près.
Sans l’avertissement de O, elle aurait été tuée dans la déflagration ! En tremblant, elle appuya le pouce sur le cadran de sa montre et l’index sur la couronne. Les chiffres s’illuminèrent en rouge.
Cédric était en train de consulter de longues colonnes de statistiques lorsqu’il reçut le code rouge. Les chiffres trois et seize se mirent à clignoter au-dessus du texte sur son écran.
— Cindy… s’étrangla-t-il.
Il se hâta dans la grande salle tapissée d’écrans.
— A-t-on un visuel ? réclama-t-il.
— Négatif, répondit l’un des hommes en sarrau. Elle ne l’a pas activé.
— Pouvez-vous la localiser ?
— Elle est à proximité de son nouvel appartement.
Cédric pivota vers un autre technicien.
— Dépêchez une équipe d’urgence ! Voyez si Océane est dans les environs ! Si oui, transmettez-lui un code rouge.
Puis il se retourna vers le premier homme.
— Le satellite peut-il nous montrer quelque chose ? s’énerva le chef.
— Je suis justement en train de travailler là-dessus.
Une image apparut sur l’écran droit devant eux. On y vit d’abord de la fumée et des flammes sortant des fenêtres d’un seul étage de l’immeuble à logements, puis Cindy, à genoux sur la pelouse, visiblement en état de choc.
— Il a réussi à la retrouver… murmura Cédric en pâlissant.
Cette fois, il lui faudrait prendre des mesures plus draconiennes pour mettre la jeune agente en sûreté.
Cindy aurait dû réagir tout de suite et déguerpir, car celui qui avait fait brûler son appartement rôdait probablement dans les parages. Mais elle restait là, hébétée. Elle n’entendit même pas une grosse limousine noire s’arrêter de l’autre côté de la rue.
Sans se presser, Seth en descendit et s’approcha par-derrière. Avant qu’il ne puisse s’emparer de sa proie, des voisins accoururent.
— Mademoiselle, êtes-vous blessée ? s’alarma l’un d’eux.
Seth s’immobilisa en évaluant la situation : il pouvait facilement neutraliser tous ces gens en plus de l’espionne. Un poignard apparut dans sa main. Il leva doucement le bras pour frapper l’homme juste devant lui. La sirène du camion de pompiers, qui tournait le coin, le fit sursauter. Il arrêta son geste, contrarié.
Océane était chez elle, en train de manger et de lire le journal, lorsqu’elle reçut le code rouge. Son intuition lui dit aussitôt qu’il s’agissait de sa jeune collègue. Elle abandonna son assiette pour se précipiter à son secours.
Yannick donnait son dernier cours à une trentaine d’élèves au cégep quand Cédric décida de le jeter lui aussi dans l’action.
— En l’an 605 avant Jésus-Christ, le roi Nabopolassar de Babylone ordonna à son fils Nebuchadnezzar II d’arrêter la poussée de l’armée égyptienne, expliqua le professeur d’histoire.
— Comment vous épelez ça ? le taquina un de ses élèves.
— Vous n’avez pas besoin d’écrire ces noms maintenant. Je vous remettrai des feuilles plus tard. J’aimerais que vous m’écoutiez, plutôt. Alors, où en étais-je ?… Oui, donc, les Babyloniens remportèrent une éclatante victoire. Sur le chemin du retour, ils attaquèrent même la Judée, qui était une alliée de l’Égypte. C’est à ce moment-là qu’eut lieu la première déportation des juifs et, parmi eux, se trouvait un jeune garçon prénommé Daniel.
La montre de Yannick se mit à vibrer. Il y jeta un coup d’œil discret et vit que les chiffres clignotaient en rouge. Cela ne s’était pas produit depuis des lustres…
— Je crains de devoir m’arrêter ici, annonça-t-il.
La classe protesta bruyamment. Yannick se vit même forcé de lever les bras pour exhorter ses élèves au silence.
— Je suis vraiment désolé, mais j’ai un important rendez-vous. Nous continuerons de parler de la fascinante histoire du prophète Daniel au prochain cours. D’ici là, ce serait une bonne idée de lire les chapitres indiqués au tableau.
Yannick ramassa rapidement ses affaires. Il courut dans le couloir menant à la section des professeurs et fonça dans son bureau. Il referma vivement la porte, laissa tomber son porte-documents et ses livres sur la table de travail, puis ouvrit la porte d’une grande armoire de style vieillot. Il appuya le cadran de sa montre sur la paroi intérieure gauche.
Les étagères pivotèrent, révélant une porte d’acier. Sans perdre de temps, le doyen des agents montréalais de l’ANGE répéta l’opération sur le cercle en relief et s’engouffra dans l’ascenseur. La cabine ne mit que quelques minutes à l’identifier, à le décontaminer et à le transporter dans les entrailles de la Terre. Lorsqu’il s’agissait d’un code rouge, Yannick trouvait le trajet désespérément long. La porte s’ouvrit enfin. Devant lui, Océane fonçait elle aussi vers les Renseignements stratégiques. Il accéléra le pas pour la rattraper.
— Ils t’ont appelée aussi ? lança-t-il en arrivant près d’elle. Ce doit être grave.
— Je pense que c’est Cindy.
— Tu le penses ou tu le sais ?
— Ne recommence pas à me harceler avec mes prétendus pouvoirs psychiques. Ce n’est pas le moment.
On dirigea les deux agents vers le bureau de Cédric où ils trouvèrent la jeune Cindy, enveloppée dans une couverture. Cédric se tenait devant elle, une feuille de papier à la main. Océane massa aussitôt les épaules de sa protégée tandis que Yannick, plus réservé, se postait près de leur chef. Toutefois, il était aussi inquiet que sa collègue.
— Est-ce que ça va ? s’énerva Océane. Est-ce que tu es blessée ?
— Non, je n’ai rien…
— Mais elle aurait pu être tuée, déplora Cédric.
Il appuya sur un bouton du clavier qui occupait le centre de sa table de travail.
— BONSOIR, MONSIEUR ORLEANS, le salua une voix électronique.
— Montrez-nous les images captées par le satellite, séquence douze, vingt-deux.
L’énorme écran s’anima sur le mur opposé. Le logo de l’ANGE y apparut. Quelques secondes plus tard, il fut remplacé par un court film saccadé de l’incendie et de Cindy, sur la pelouse. Océane observa la scène avec étonnement, mais Yannick y perçut des détails supplémentaires.
— Arrêtez l’image, ordonna-t-il.
— MONSIEUR ORLEANS ? s’inquiéta l’ordinateur, qui ne reconnaissait pas la voix du professeur.
— Faites ce qu’il demande, ordonna Cédric.
Dans la rue, derrière la jeune femme, on pouvait voir un homme descendant d’une grosse limousine noire.
— Avancez une image à la fois, ajouta le chef, intrigué.
L’homme, vêtu de vêtements sombres et démodés, s’approchait de Cindy.
— Qui est-ce ? demanda Océane.
— Je n’en sais rien, avoua Cédric. Nous étions si inquiets pour Cindy que nous n’avons pas regardé toute la bande. Nous nous sommes plutôt précipités à son secours.
Ils virent alors arriver les voisins, puis, dans la main de l’étranger, la lame d’un couteau qui brillait.
— Mon Dieu ! s’étrangla Océane.
Tout comme Cédric et les deux agents, Cindy contemplait la scène avec des yeux horrifiés. Cet homme était un assassin ! Yannick pivota brusquement vers son chef. Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche.
— Vas-y, l’autorisa Cédric.
Yannick quitta le bureau en vitesse.
— Il connaît ce tueur, n’est-ce pas ? s’agita Cindy.
— Yannick a été cédé temporairement aux forces internationales il y a deux ans pour une mission en Israël, expliqua Cédric sans quitter l’écran des yeux. Des chefs religieux avaient été assassinés à des dates un peu trop significatives à notre goût. L’ANGE a fait une enquête poussée sur le terrain. Yannick en faisait partie. Il a pu voir les visages de plusieurs serviteurs du Mal.
— Du Mal ? répéta la jeune femme d’une voix faible.
— Océane, tu veux bien rester avec elle ? la pria Cédric.
— Mais évidemment.
Il déposa la feuille sur sa table de travail et quitta lui aussi le bureau. Océane prit place dans l’autre fauteuil. Elle serra les mains de Cindy dans les siennes.
— La maternelle de l’Agence, hein ? lui reprocha cette dernière.
— Il ne s’est jamais rien passé de tel lorsque j’étais aux Faux prophètes, je te le jure. Étais-tu dans l’immeuble lorsque l’incendie a pris naissance ?
— A pris naissance ? répéta Cindy, fâchée. Mon appartement a explosé !
— Nous avions pourtant tout inspecté…
— Apparemment pas. C’est grâce à ce O que je suis en vie pour en parler.
— O ? s’étonna Océane.
— Il a glissé une note sous ma porte me disant de quitter tout de suite l’immeuble.
— Ce n’est pas le comportement d’un membre de l’Alliance, c’est certain. Peut-être fait-il partie d’une autre agence qui fait le bien dans le monde.
— Si c’est vrai, alors elle est un cran au-dessus de l’ANGE. Je n’ai jamais vu quelqu’un se déplacer aussi rapidement, À l’aéroport, il a disparu comme par enchantement et, lorsque je lui ai donné la chasse tout à l’heure, quelques secondes après qu’il ait glissé la note sous ma porte, il n’y avait personne dans le couloir !
Océane fronça les sourcils, visiblement décontenancée.
— À quoi penses-tu ? s’inquiéta Cindy.
— Au tueur d’Éros… lui aussi bougeait très, très rapidement. Il a commis son crime en quelques secondes à peine.
— J’ai vu son visage sur la bande vidéo : ce n’était pas O, le défendit-elle.
— Mais les deux ont quelque chose en commun : la rapidité. C’est comme s’ils venaient d’un monde différent du nôtre, un monde qui évolue à une vitesse vertigineuse.
— C’est bien ce que je disais, se troubla Cindy. Tout le monde dans cette agence a une théorie abracadabrante sur nos ennemis. Pour Yannick, c’est les Romains, Pour Vincent, c’est les reptiliens. Et pour toi, c’est des superhéros plus rapides que la lumière.
— Moi, c’est parce que je viens d’une famille « dysfonctionnelle », se moqua Océane. Yannick et Vincent n’ont pas d’excuses.
Un sourire se dessina enfin sur les lèvres de la jeune agente.
— Tu veux boire quelque chose de fort ? offrit Océane. Je sais où Cédric cache ses bouteilles.
— D’habitude, je ne bois pas, mais j’avoue qu’un petit remontant ne serait pas de refus en ce moment.
Océane tapa un code sur le clavier. Un compartiment secret s’ouvrit dans le mur, laissant apparaître une variété de boissons. Océane fit un clin d’œil rassurant à Cindy et prit une bouteille de vodka.